
Une caravane de solidarité qui dérange
Le 9 juin 2025, un convoi terrestre inédit de solidarité pour Gaza, baptisé « Soumoud » (Résilience), a quitté l’Algérie, la Tunisie et la Libye. L’objectif était aussi simple qu’audacieux : rallier la bande de Gaza par voie terrestre, briser symboliquement le blocus imposé par Israël depuis 17 ans, et acheminer une aide humanitaire au cœur d’un territoire ravagé depuis octobre 2023 par une offensive militaire qualifiée de génocidaire par de nombreux observateurs internationaux.
Plus de 1 700 participants — militants, médecins, étudiants et citoyens ordinaires — répartis dans 14 autocars et une centaine de véhicules, ont traversé la Tunisie avant d’atteindre la frontière libyenne. Portés par l’élan de solidarité populaire, ces volontaires espéraient rejoindre Rafah, seul point de passage non contrôlé directement par l’armée israélienne. Mais c’était sans compter sur la redoutable géopolitique des régimes voisins.
Les lignes invisibles de la frontière sioniste
Derrière l’apparente question humanitaire se dessinent les véritables lignes de fracture du Moyen-Orient. Où commencent réellement les frontières de l’entité sioniste ? La réponse est bien plus complexe que le simple tracé cartographique de Gaza ou de Rafah.
En réalité, la politique d’encerclement de Gaza bénéficie du zèle actif de plusieurs alliés régionaux d’Israël, à commencer par l’Égypte et la Libye orientale. Le convoi a ainsi été bloqué bien avant d’atteindre la frontière égyptienne, dès son entrée à Serte, sous contrôle des forces du maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque, allié indirect d’Israël et étroitement lié aux Émirats arabes unis et à l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi.
À Serte, les militants ont été confrontés à des milices paramilitaires déployant des méthodes de harcèlement systématique : infiltrations de baltaguias (milices civiles armées), agressions physiques, vols, kidnappings et tentatives d’intimidation. Plusieurs militants ont été enlevés ou arrêtés, certains sont toujours portés disparus. Après plusieurs jours d’incertitude et de négociations, une partie du convoi a finalement réussi à rejoindre la Tripolitaine, contrôlée par le Gouvernement d’union nationale (GNA), mais avec de lourdes pertes logistiques et une quinzaine d’hommes (arrêtés).
Le verrou égyptien : verrouillage absolu de Rafah
Mais le principal verrou reste l’Égypte. Alors que la caravane tentait de coordonner son entrée via le poste-frontière de Rafah, Le Caire a opposé une fin de non-recevoir catégorique. « L’Égypte est aujourd’hui plus sioniste que les sionistes eux-mêmes », dénonce une activiste tunisienne présente dans le convoi. Aucun militant, qu’il soit arrivé par voie terrestre ou aérienne, n’a été autorisé à s’approcher de Rafah. L’aéroport du Caire est devenu une véritable souricière où s’enchaînent interrogatoires musclés, détentions arbitraires et expulsions immédiates.
Selon plusieurs témoignages concordants, les autorités égyptiennes auraient procédé à des rafles ciblées dans les hôtels de la capitale, à des arrestations nocturnes et à des interrogatoires violents dès l’arrivée des militants étrangers sur le sol égyptien. Certains activistes ne donnent plus signe de vie depuis plusieurs jours, alimentant les craintes de détentions prolongées ou de disparitions forcées.
Une répression transnationale sous-traitée
Ce verrouillage régional s’inscrit dans une architecture plus large de répression sécuritaire sous-traitée à des régimes alliés d’Israël et des États-Unis. L’Égypte, pilier central de ce dispositif, justifie son intransigeance par des prétextes de « sécurité nationale » et de « stabilité régionale ». En réalité, Le Caire craint tout autant une déstabilisation de sa propre frontière nord-est qu’un regain de popularité des mouvements de solidarité pro-palestiniens dans le monde arabe.
En Libye, le rôle de Haftar ne surprend pas. Depuis des années, le maréchal bénéficie de soutiens militaires et financiers d’Abou Dhabi, du Caire, mais également de contacts indirects avec Israël. Ses forces jouent ainsi un rôle crucial dans le verrouillage de la façade Est libyenne pour empêcher toute infiltration de mouvements pro-palestiniens vers l’Égypte.
Quant aux monarchies du Golfe, la normalisation progressive avec Israël (via les Accords d’Abraham) a renforcé cette dynamique de neutralisation régionale de la solidarité populaire arabe avec Gaza.
La solidarité populaire face à la realpolitik arabe
Malgré ces obstacles, la caravane « Soumoud » incarne un réveil important de la solidarité maghrébine, là où les États continuent de verrouiller leurs positions diplomatiques. Ces initiatives témoignent d’une fracture croissante entre les sociétés civiles, qui veulent porter assistance aux Gazaouis sous siège, et des gouvernements arabes de plus en plus alignés sur des équilibres géostratégiques favorables à Israël.
En filigrane, la question du siège de Gaza ne se joue plus uniquement entre Tel-Aviv et les Palestiniens, mais dans la capacité de nombreux régimes arabes à neutraliser leurs propres opinions publiques. Le verrou géopolitique autour de Gaza est donc désormais aussi arabe qu’israélien.
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